Conversation avec Dirk Braeckman
«Est-ce bien le rôle d'un artiste encore en activité de s'étendre sur ses motivations? voilà une source suspecte. Ii vaut mieux certainement, dans la perspective d'un avenir menacé, de laisser d'abord se tromper les critiques d'art.» Marcel Broodthaers, 1975
(…)
Je ne pense pas que c'est à moi de dicter la manière dont il faut regarder mes photos. Je produis des images et elles sont là, voila tout. Mon travail est exposé, commenté, recensé, mais l'essentiel reste pour moi l'acte même de photographier. Jamais je ne me sens aussi libre que lorsque je suis en train de photographier.
Nous pouvons tenter dans cet entretien, de dresser une sorte d'état des lieux de ton œuvre en ce moment présent — z.Z(t). zur Zeit, comme l'indique le titre de ton livre. Cela permettrait, a partir de ce que tu penses et dis toi-même à ce sujet, de chercher un accès...
Je ne poursuis pas de but bien défini. Tout s'interpénètre. C'est pourquoi je peux difficilement dresser un «état des lieux». Mes photos ne se laissent pas classer par séries, périodes ou sujets. Elles présentent une véritable continuité. Sans doute pourrait-on, dans une certaine mesure, considérer mon travail récent, disons en gros à partir de 1992, indépendamment de mes photographies antérieures. Toutefois, on trouvait déjà parmi celles-ci un certain nombre d'images «autonomes», annonciatrices d'une transition, même si elles ont été réalisées en marge de ce qui m'occupait à l'époque. Prenons cette photo d'une tête vue de derrière [E-101-92]: aujourd'hui, elle m'apparait comme une image charnière entre ma production récente et celle qui précède.
Dans pas mal de textes on en revient toujours à tes «débuts»: les portraits tourmentés, l'«action-painting avec révélateur», la face nocturne de la vie... et au caractère tout à fait différent de ton travail récent. Comment parlerais-tu toi-même aujourd'hui de cette évolution?
Je n'ai certainement pas pris à un moment donné la décision de ne plus m'intéresser qu'aux espaces vides ou d'éliminer systématiquement tout personnage de mes photos. Toutefois, à partir de ce que je fais aujourd'hui, je jette moi-même un regard différent sur ma production antérieure. On pourrait. dire que les autoportraits et portraits de l'époque relevaient encore plus ou moins du «document», tandis qu'a présent l'important est de façon plus nette une certaine « expérience» ou «saisie». On dit parfois de mes photos récentes que ce sont des «portraits» d'espaces, mais on pourrait tout aussi bien inverser la formulation. Parmi les portraits antérieurs, plusieurs étaient déjà dans une certaine mesure des images d'«espaces», telles que je les vois aujourd'hui.
Par ailleurs, l'étiquette qu'on s'est empressé d'appliquer a mes photos y reste obstinément collée. Les mêmes formules et cliches continuent a surgir dans les articles, pesant maintenant sur les espaces «vides». Il est vrai que je ne réalise toujours pas de photos hautes en couleur, optimistes, mais je trouve tout de même que ce que je fais actuellement est très différent. C'est peut-être un peu exagéré, mais pour moi il y a même une certaine légèreté dans mes photos. Jamais littéralement, bien sûr, mais parfois je tente de prêter a mes photos une telle charge, j'accentue tellement l'obscurité, que tout finit par basculer et se trouve relativisé. C'est justement l'effet que je recherche... et on ne le remarque presque jamais,
Ton étonnement à sujet reste entier.
Mais oui! Si l'on veut exprimer des choses absolument négatives, il est clair qu'on fait des photos différentes. On se met par exemple a creuser dans la réalité, a rassembler des documents d'une grande âpreté, a réaliser des reportages pleins d'horreur. Tandis que moi, à vrai dire, je continue a «jouer» avec la réalité. Je n'ai jamais eu l'intention de choquer, mais vraiment jamais. Ni dans mes portraits, ni dans mes nus, mes autoportraits ou mes «architectures ». Je ne pousse jamais jusqu'à l'extreme. Je maintiens le négatif dans un registre «ludique», a ma façon. Je ne veux pas non plus simplement faire voir «quelque chose», que ce soit négatif ou positif, j'essaie de «camper» une image.
Est-ce dans ce sens que tu parlais a l'instant d'images «autonomes»?
C'est un point très important, qui tient à un grand nombre de facteurs: même les endroits où je montre mes œuvres ou ceux où je ne veux plus les montrer, et certainement la manière dont mes images fonctionnent, en fin de compte. Je suis de plus en plus convaincu de l'importance de l'«autonomie » de l'image. II y a la confrontation avec cette photo particulière et… le reste n'a en fait rien à voir.
Tes images doivent parler d'elles-mêmes.
Oui. Chaque photo est un monde clos. Elle forme, jusqu'à un certain point, une entité isolée. Elle fonctionne par elle-même, on peut au fond la montrer toute seule. C'est le cas par exemple de la photo de l'«écran T.V.» [S.0.-H.0.-96] et certainement de la «Montagne» [C.0.-I.S.L.-94], où cette problématique se manifeste peut-être le plus nettement. Toutefois, cela n'est vrai que jusqu'à un certain point. L'interaction entre les images est tout aussi essentielle. Dans bon nombre de mes expositions récentes, l'image de la «Montagne» fonctionne par exemple comme une sorte d'indication sur la manière dont on peut regarder les autres œuvres qui lui sont reliées au même moment.
Comment peut-on ou doit-on les regarder d'après toi?
Je peux difficilement répondre avec des mots. Je préfère donner une image comme indice…
Comment est-il préférable de ne pas les regarder?
Elles font souvent l'objet d'une approche presque strictement formelle ou purement anecdotique. D'ailleurs, ce livre lui-même implique des risques de déformation: non seulement il ne propose pas l'impact du grand format, c'est-a-dire l'effet produit par la photo en tant qu'objet dans l'espace, mais il offre une concentration beaucoup plus élevée de photos que je n'en montrerai jamais à l'occasion d'une exposition. Ajoutons qu'un livre suggère toujours une délimitation, qu'il sera compris par exemple comme un fragment définitivement achevé de l'oeuvre, alors que je veux continuer a considérer sur tous les plans mon œuvre comme «provisoire» En guise de contrepoids, nous devrions essayer de prêter au livre une «architecture» ouverte qui lui soit propre, dans laquelle des images existantes mais aussi des négatifs encore inutilisés trouveraient une place. Un livre qui fonctionne lui-même comme un objet plutôt que comme un regard rétrospectif sur l'œuvre.
Une ambition de ces entretiens pourrait être de proposer une série de suggestions sur Ia. manière d'aborder ton œuvre. Non pas un mode d'emploi «infaillible », permettant de contempler un Braeckman «en toutes circonstances », mais plutôt un nombre d'indications par le biais de a que nous essayons d'exprimer au sujet de tes photos, de ta façon de penser des associations que tu fais cm, de ta façon d'agir avec les images…
Cela est souvent aussi intuitif que mes photos elles-mêmes. Ii faudrait simplement pouvoir en faire une traduction simultanée. Je peux difficilement exprimer cela par des mots. Pas plus que je ne peux expliquer pourquoi je décide d'agrandir une certaine image et de la pendre au mur, et pas une autre. De la «Salle de Bains [B.P-PA.-96], par exemple, j'ai fait cinq négatifs, et seul l'un d'entre eux a ce quelque chose que je cherchais, les quatre autres ne l'ont pas. Mais je serais bien incapable d'expliquer pourquoi. II s'agit en définitive d'un choix pondéré: un léger mouvement vers la gauche ou vers la droite, une légère différence d'éclairage ou une nuance qui surgit lors du tirage d'épreuve en chambre noire, et on obtient un monde de différence. Mais je peux donc difficilement…
L'image de la «Salle de Bains» est, quoi qu'il en soit, une image complexe. Ce n'est pas un cliché qu'on réalise du coup en début de carrière, mais il y a la un «raffinement» qui est le fruit de près de vingt ans de travail photographique intense. Peux-tu nous dire quelques mots a propos de la manière dont tu as accumulé cette expérience?
Je pourrais dire par exemple que c'est lié a un processus d'«élimination», mais cela parait bien simpliste. Malgré mon expérience, j'ai l'impression de n'en être encore qu'au début, qu'aux premières ébauches. Le travail peut être pousse bien plus loin. Même si je me demande si de telles images seront encore lisibles, si je ne les ferais pas uniquement pour moi-même et si j'en arriverais jamais a les montrer. C'est ce que je fais déjà de temps à autre: faire des photos pour moi seul, histoire d'exercer mon «langage Je possède un nombre énorme de négatifs dont je ne tirerai jamais d'épreuve ou que je ne montrerai jamais, que je n'oserais jamais montrer... Mais pourquoi dites-vous que la «Salle de Bains» est une image complexe? Pensez-vous qu'elle n'est pas directement lisible ou que l'intention qui se cache derrière n'est pas immédiatement perceptible ou…?
On voit très vite de quoi il s'agit: une salle de bains. ça ne dit pas grand-chose au premier abord. On peut essayer ensuite de mieux «situer» cette photo a partir de ses propres connaissances on de ses attentes. Sans trop réfléchir; on pourrait interpréter le reflet du flash sur le mur carrelé comme une simple allusion narrative ou comme une évocation par trop évidente de la «présence» du photographe. On peut également tenter une approche plus rigoureuse et relever la charge abstrayante de l'image, qui accompagne toujours le «sujet» identifiable et finit par le neutralisé; vous forçant ainsi a chercher une autre interprétation... On se trouve confronté en tout cas a un enchaînement d'éléments et d'associations qui laissent supposer que cette photo n'est pas le fait d'un débutant.
Peut-être devrais-je essayer de réfléchir un instant A ce qui me passe par la tête lorsque je fixe quelque chose sur la pellicule. Cela revient en fin de compte exercer constamment son regard, A ressentir un espace, des objets, une réalité. C'est pour moi une activité très existentielle: le simple fait d'«être là», la confrontation à un environnement, la manière de ressentir quelque chose et de le relier à tout ce qu'on a déjà vu ou vécu. La façon, en fait, dont tout cela s'agence dans sa tête… Pourquoi me suis-je arrêté à ceci et suis-je en train de le photographier? il y a également une différence fondamentale selon que vous incluez un élément d'une certaine façon ou que vous l'omettez. Mon approche n'a certainement rien de théorique ou de raisonne, mais je me rends compte presque intuitivement que ces aspects jouent un rôle. On développe peu à peu un langage visuel plus ou moins efficace, qui saisit tous les détails parce qu'ils sont importants. On compose une image à partir d'un nombre d'éléments ou, plus exactement, on essaie de procéder par élimination. On se trouve quelque part, dans un environnement détermine, et on se met — c'est du moins ce que je fais lorsque je photographie — a éliminer constamment. Un peu comme on comprimerait une prise de vue cinématographique en une seule image. Je suis devant un bâiment ou je pénètre dans un espace qui m'attire au premier coup d'œil, et je reste la parfois un long moment, laissant cet endroit m'envahir et essayant de parvenir a l'essence. Et c'est cela que je dois photographier afin d'articuler ce que je «ressens» à ce moment précis. Tout le reste ne m'intéresse pas.
Quelle est cette essence ? L'image «pure», qui renvoie exclusivement à elle-même, comme on l'affirme parfois de la« Montagne» par exemple?
En tout cas, le plus important n'est plus ce que représente l'image. A vrai dire, je suis capable de me mettre au travail n'importe où et de partir de n'importe quoi, en me basant sur des points de repère réels. Il s'agit de choses qui passent généralement inaperçues pour la plupart des gens, mais qui sont aisément reconnaissables et qui me permettent en quelque sorte de dévoiler une réalité nouvelle, sans avoir besoin de manipuler quoi que ce soit.
Ces endroits au situations, tu ne les cherches pas activement, tu ne les choisis pas, ils sont simplement là, A quoi dès lors attaches-tu de l'importance? Le fait de ne pas choisir n'est-il pas également une sorte de choix? Les lieux que tu photographies doivent-ils satisfaire à certains critères?
Non, en tout cas pas pour la dernière question. Le contraire reviendrait presque à planter un plateau de tournage, un décor. Je ne cherche vraiment jamais les endroits. Ils font partie de mon mode d'existence. Ce sont les lieux que je fréquente en permanence. Je ne pars pas à la recherche de lieux présentant un certain intérêt pour quelque raison que ce soit. Prenons par exemple la photo du «Banc», à côté d'un ascenseur [B.L.-N.Y.-94]. Curieusement, on l'interprète parfois de manière très différente. Certains partent du principe qu'un banc est fait pour s'asseoir, pour attendre, et ils imaginent que quelqu'un vient juste de se lever et de partir. Mais ce n'est pas cette métaphore littérale qui est importante. Je ne veux pas suggérer une lecture de ces espaces comme lieux de passage, endroits où l'on doit attendre et qu'on finit toujours par quitter. Non, ce banc est ce banc; une salle de bains est faite pour prendre un bain... Peut-être ai-je tout simplement l'intention de faire des photos qui soient extrêmement reconnaissables — un mur recouvert de carreaux de faïence, donc: un mur de salle de bains — mais de telle manière que cette facilité d'identification empêche néanmoins d'échafauder une quelconque histoire autour du sujet. L'image est image, rebelle à toutes ces anecdotes ou métaphores dont on ne semble pouvoir se passer. Peut-être mon aspiration est-elle de produire des oeuvres qui échappent à toute emprise. Et je n'y parviens qu'à travers la photographie. Vous vous trouvez devant l'image: elle n'est pas purement formelle, mais vous n'arrivez pas tout de suite à la décrire en d'autres termes. Vous pouvez tout au plus dire ce qu'elle montre, mais là n'est pas l'essentiel. Je veux atteindre un stade où seule l'image existe.
Une image est «faite». La technique doit intervenir d'une manière ou d'une autre. La technicité de tes photos — le point de vue, la manière de photographie; le format, la façon de tirer une épreuve, etc. — peut-elle nous apporter des éléments de réponse concernant ton mode de traitement des images?
Cela commence dès la prise de vue, le cadrage. Il ne me viendrait jamais à l'idée de déplacer ou de changer de position quoi que ce soit, ou encore d'adopter un point de vue extrême. Sans utiliser de pied, je manie toujours mon appareil à partir de l'endroit où je me trouve, debout ou assis. Dans un certain sens, je fais de «mauvaises» photos.
Dans quel sens? Tes «mauvaises» photos ne correspondent pas à une stratégie au à un artifice à la mode, comme les clichés artificiellement «ratés» qui, ces derniers temps…
Non, ce ne sont certainement pas des «antiphotos». Je veux dire par «mauvaise » photo que j'essaie de faire abstraction des normes de la photographie. Sans pour autant instaurer une nouvelle norme. Ce qui m'intéresse, c'est de palper et d'explorer certains paramètres photographiques, tels le cadre, la fugacité d'une prise de vue en petit format, le registre noir et blanc ou couleur, le flou, la lumière. Je veux que ces facteurs ne cessent jamais de me sur-prendre, ne deviennent jamais évidents. Un autre aspect important à cet égard, c'est la première impression ressentie en pénétrant dans un espace donné. L'expérience de cette toute première confrontation exerce sans aucun doute son influence sur la manière de réaliser l'image de ce lieu, cette synthèse finale dont nous parlions tout à l'heure. Je veux que ce premier coup d'oeil soit également fixé sur la photo...
Cela nous ramène à un propos de Garry Winogrand, que tu cites déjà depuis ton premier livre, où il explique qu'il photographie pour voir à quoi ressemble une chose lors-qu'elle a été photographiée. C'est toujours vrai pour une part, bien que mon travail n'ait absolument rien à voir avec celui de Winogrand, pas même avec les photos littéralement «ratées» qu'il réalise parfois. Ça ne s'arrête pas là pour moi, si ce n'était que ça...
Tu ne fais pas non plus d'instantanés. Tu n'essaies pas de saisir une image au vol. Ton intuition première ne s'arrête pas au stade de l'«impression».
Non, il y a une assimilation, un approfondissement. Pourtant, mon travail relève davantage de l'«impression» que, par exemple, de la photographie technique, analytique, rigoureuse de la Becherschule ou des synthèses d'endroits obtenues au moyen de temps d'obturateur très longs, qui ne dissimulent plus rien. Je tiens sans doute à épargner «tous» les détails au spectateur.
Revenons-en un instant à la dimension technique de ta photographie et à son influence sur le mode de fonctionnement des images. Lors du tirage d'épreuve, par exemple, inter-viens-tu en fonction du «caractère» d'un. lieu, au…
En fait, tout reste plutôt neutre. Je tire les épreuves de la manière la plus uni-forme possible, indépendamment des visées d'une image particulière. Par le format, la surface, les nuances de gris, tout est ramené à un même niveau, mais une observation attentive de la photo, de ce qui a été enregistré et de la manière de l'enregistrer, permet de constater une très grande diversité. Au stade du tirage de l'épreuve, mon but est également d'atteindre une certaine essence. En conservant les teintes sombres ou grises ou en procédant à un tirage flou, j'élimine une partie de l'information qui détourne de l'essentiel. Je vise une situation d'épurement dans laquelle le spectateur se trouve projeté. Mon aspiration consiste à affiner toujours plus cet effet. Je suis des traces qui semblent insignifiantes. Il s'agit toujours de lieux dont on peut présumer qu'on y a vécu ou qu'ils ont été le théâtre de pas mal d'événements ou de nombreuses souffrances humaines, mais en sentant qu'on ne le saura jamais précisément.
Tu en reviens an «caractère» des lieux eux-mêmes, pas vraiment de la manière dont tu les transposes en image. Il ne suffit pas de «trouver» des endroits avec lesquels tu ressens une certaine affinité. Autrement, tu dirais tout simplement: j'ai été à tel endroit, un courant est passé et j'en fournis un témoignage aussi tangible que possible. Quand tu te trouves dans un tel lieu, le vois-tu déjà tel qu'il pourrait apparaître sur une de tes photos?
Une sorte de prévisualisation? Je fais cela automatiquement. Je sais plus ou moins ce que ça va donner sur une photo. Je me base là-dessus pour photographier. Mes prises, mes négatifs forment dans ce sens le matériau qui me permet de passer à une deuxième étape dans la chambre noire. Les deux phases sont en fait intimement liées. Lorsque je suis en train de photographier, je me vois déjà à l'oeuvre dans la chambre noire, et lorsque je tire les épreuves, je continue à penser au moment où j'ai pris la. photo. Il m'est impossible de dissocier les deux. Dans ces opérations rituelles que sont le choix, l'élimination, la sélection des négatifs et des épreuves, l'organisation d'une exposition, tout est étroitement lié au reste. Tous ces facteurs définissent l'«esthétique» de mon travail. Je veux dire par là que l'oeuvre doit être présentée de telle façon qu'on puisse en faire une expérience «correcte». C'est pourquoi l'«esthétisation» n'enlève rien au contenu, pas plus qu'elle ne forme une concession au profit ou au détriment de l'intention… Cette approche est également une manière pour moi de marquer mes dis-tances par rapport à la forme «sauvage», délibérément brute de la photographie, par rapport à un genre d'image dont on raffole actuellement. Je pense qu'il faut user de prudence en ce domaine. Toute photo peut devenir «intéressante» de cette façon.
A cause du refus de toute «limite». Tout est permis et rien ne va plus…
C'est pourquoi je tiens absolument à tracer une limite à ne pas dépasser dans mon travail de photographe. Il s'agit de ma limite, pas de la limite absolue. Et pourtant, je suis de plus en plus conscient, comme je l'ai déjà dit, de pouvoir puiser un peu partout le matériau dont je ferai une image, ce qui va bien sûr nettement clans le sens d'une certaine absence de limite, dans la mesure où je pourrais photographier tout ce que je vois et même davantage…
Mais ne s'agit-il pas là chez toi d'une tout autre variété du «tout est permis » que chez bon nombre de photographes contemporains? L'important n'est pas vraiment Hé au fait que tout peut très bien servir de matériau pour une image ou que toutes les images existantes peuvent être réutilisées. Même si les options sont quasi infinies, tu continues à choisir, et ce choix n'est enfin de compte pas le fruit du hasard…
Cette question m'occupe beaucoup ces derniers temps: où se situe la limite de mon choix? Puis-je encore la reculer? C'est en tout cas mon intention. Je veux repousser sans cesse mes limites. Une des images dont j'ai réservé à ce livre l'unique épreuve tirée jusqu'ici illustre bien ce glissement électif constant. J'ai choisi expressément d'utiliser pour cette image un négatif tout à fait abîmé et entaillé d'une de mes prises de vue. C'est pour moi une manière d'accentuer une fois de plus ce qui m'intéresse: pas tant la représentation en elle-même, mais la surface. Faire voir que celle-ci n'est pas transparente, n'est pas une fenêtre ouverte sur la réalité. Et pourtant, une fois encore, ça ne s'arrête pas là. J'élargis également mes possibilités de choix en intégrant par exemple du matériel visuel trouvé ou en rephotographiant des parties de mes propres photos.
D'une part le choix des images s'élargit de plus en plus, mais d'autre part ta manière de traiter ces images se spécifie davantage: on perçoit de plus en plus clairement comment tu veux les voir.
Cet élargissement du choix provient du caractère de plus en plus essentiel de la démarche. Cela paraît en effet contradictoire. On s'attendrait à ce que les possibilités de choix deviennent de plus en plus limitées au fil du temps. Cela peut par ailleurs constituer comme la conclusion de tout ce que je fais actuellement: une tentative presque obsessionnelle de scanner à ma façon tout ce qui m'entoure, tout ce que je rencontre, poussé par le désir d'ordonner le chaos qui m'assaille. Avec ou sans appareil.
Nous parlions à l'instant des limites de ton choix. Cette notion de «limite» semble revêtir à plus d'un égard une importance particulière quand tu parles de ton travail. Tu flirtes par exemple avec l'anecdotique ou tu te meus à la frontière du sujet; tu explores parfois les limites de l'abstraction ou tu t'aventures de temps à autre au bord de la mise en scène. Tu travailles en équilibre entre le hasard et le calcul, entre la spontanéité et l'expérience…
Je ne me laisse guider par aucune norme. Je ne pars donc pas non plus consciemment à la recherche de «limites». Quand je m'aperçois que je commence à chercher, je m'arrête, même s'il est vrai que j'utilise régulièrement le mot «limite» pour tenter d'expliquer ce que je fais. Peut-être est-ce de cela qu'il s'agit: d'une reconnaissance constante de ces limites. Mais ça ne peut pas non plus devenir quelque chose d'évident. Je veux le faire avec prudence.
On pourrait encore élargir cette notion de «limite » en parlant par exemple du «bord» de l'image ou de ce qui se passe «en dehors de l'image».
C'est pour moi avant tout une question de précision du cadrage — donc à nouveau de ce qui y entre tout juste ou de ce qui reste en dehors. Dans l'image de la chambre d'hôtel [H.0.-R.0.-97], l'image contient encore juste la pointe d'un drap ou un bout de lampe. Ce sont deux détails qui n'ont pas été éliminés et dont le rôle principal est de conduire hors de l'image. Ils prolongent l'image.
Comment perçois-tu dans cette perspective le bord de tes images?
C'est une question à laquelle j'attache beaucoup d'importance. Où se termine l'image et pourquoi se termine-t-elle justement là?
De nombreux photographes envisagent par exemple le cadrage comme une démarcation dans le temps. Il y a le cadre «avant» et le cadre ‹, après ›): ils essaient de saisir précisé-ment le bon cadre. Est-ce ainsi que cela fonctionne pour toi?
Oui, du moins jusqu'à un certain point. Ça t'étonne? Bien sûr, ça n'a rien à voir avec le «moment décisif» de Cartier-Bresson, mais…
Tu penses plutôt au fait qu'un lieu donné présente à un moment donné une apparence tout à fait spécifique.
Oui. Ça ne se joue pas bien sûr à quelques fractions de seconde près. Mais, pour moi, ce moment précis à cet endroit précis est tout de même très important. Même s'il semble ne pas y avoir un seul mouvement, même si on prétend que mes photos sont des «natures mortes». Ce qui compte avant tout, c'est le point de vue que j'adopte, mon intuition, et ainsi de suite, mais toujours à ce moment précis. Mes photos ne sont pas des natures mortes. Moi non plus je n'ai rien d'une nature morte... Car, malgré tout, il se passe quelque chose. Et c'est bel et bien ce moment-là qui importe. Mais on ne le remarque que rarement ou jamais pour mes photos parce qu'on n'y observe de façon directe aucune action. Mais l'action se situe justement au niveau de ma «saisie» de ce moment et dans l'acte même de le photographier à partir de cette -saisie». C'est pourquoi tant l'espace que le temps sont des éléments essentiels. Et c'est également la raison pour laquelle je ne pense pas que je pourrais retourner au même endroit et refaire la même photo.
Revenons-en à la question du bord de l'image, cette limite. Tu décides de couper l'image à cet endroit-là.
C'est là que l'image se fait… Limage se fait sur le bord…_
Sais-tu à quel endroit le bard de la photo se situera?
Pendant que je photographie, je me déplace le moins possible. Ce que je fais, par contre, c'est opérer une sorte de virage. J'élargis mon moment de «saisie», mon «petit format», et j'opère alors dans ce plan une sélection, une section. Je ne regarde jamais droit devant moi, mais toujours au bord, je joue sur le bord.
C'est ma façon habituelle de regarder, même sans appareil photo. J'ai toujours tendance à m'intéresser à ce qui se trouve juste à côté de l'image. Peut-être est-ce un trait un peu paranoïaque. C'est comme si je cherchais constamment à contrôler mon champ visuel.
Une sorte de méfiance vis-à-vis de ce qui échappe à ton champ visuel? La seule manière de voir une chose, c'est de la regarde); et on ne peut jamais tout embrasser du regard au même moment… mais de là à parler de paranoïa ?
Ça se répercute en tout cas dans ma manière de vivre, et donc également dans ma manière de photographier. Mes photos présentent certainement des traits paranoïaques. J'éprouve comme le besoin constant de contrôler mon environnement, mon biotope. Ce besoin de contrôle est toujours indissociable d'une angoisse et, dans mon cas, également d'une imagination sans bornes, quel que soit l'endroit où je me trouve.
La suggestion qu'il pourrait s'être passé quelque chose à ces endroits, que des gens y ont peut-être souffert, une sorte d'évocation des «lieux du crime»… est-ce pour cela que tu comprends la paranoïa comme…
Comme une méfiance et une agitation, oui. En elles-mêmes, ces photos ont l'air très paisibles.
Mais, derrière les apparences, elles bouillonnent. Encore toujours.
Cette agitation me procure également une force dont je ne peux me passer dans mon travail… Lorsqu'on élimine à ce niveau existentiel, on débouche inévitablement sur des données primaires. Lorsqu'on réduit tout, ça finit par vous prendre à la gorge. Le sexe, la mort. Je sais que ça peut paraître un cliché oppressant, mais il faut oser admettre que tout tourne autour de cela. Cette force et sa capacité destructrice, le sentiment et l'anti-sentiment: ces éléments constituent encore toujours une strate de mon travail, aussi profondément enfouis soient-ils parfois. Dans mes images, cela est lié de façon particulièrement étroite au découpage, au fait qu'on ne voit pas certaines choses, ou justement qu'on les voit.
Et ce qui se trouve en dehors de l'image pourrait bien constituer l'essentiel?
Peut-être, si on conçoit cela en termes d'« absence ». Comme une image «ouverte». Une image qui n'est jamais définitive, qui inclut toujours son propre prolongement. C'est cela que je recherche.
(…)